5 – La réduction promise à 1,50% n’a jamais été livrée à l’an 1 et depuis, c’est silence radio

Depuis que Visa et MasterCard ont fait exploser les frais de transaction par carte de crédit en 2008, les détaillants de tous horizons pressent Ottawa de limiter ces taux par l’imposition d’un plafond réglementaire, comme en Europe.
Or, 10 ans plus tard, Ottawa s’y refuse toujours, préférant des réductions cosmétiques par le biais d’ententes volontaires. Pourquoi?
Dans une série d’articles intitulée « Les mémos secrets de Bill Morneau », DepQuébec tente de comprendre le point du vue du gouvernement fédéral dans ce dossier à partir de mémos ministériels secrets et exclusifs obtenus en primeur via la loi d’accès à l’information.
Dans le 5e volet de cette série, DepQuébec se penche sur la vérification des engagements de réduction de taux qui ont été promis par les compagnies de carte de crédit.

Au cours des quatre premiers volets de cette série, nous avons examiné comment et pourquoi le fédéral a préféré conclure des ententes volontaires temporaires à deux reprises avec Visa | MasterCard plutôt que d’imposer un plafond réglementaire.

Cette solution à l’amiable pour réduire les taux d’interchange se défend bien sûr, mais à condition minimalement de s’assurer que les compagnies visées soient à même de respecter leurs engagements.

D’où l’importante précaution d’Ottawa d’avoir exigé des “vérifications annuelles menées par des tiers” pour s’assurer que les engagements pris soient tenus.

Or, de manière assez troublante, il y a deux certitudes que l’on sait aujourd’hui concernant cette première entente de cinq ans débutée en avril 2015 et qui a ouvert la porte à une seconde entente annoncée l’été dernier:

  • 1) au terme de l’an 1, tant Visa que MasterCard ont échoué à réduire leur taux moyen d’interchange à 1,50%, tel que promis: nous en avons la preuve absolue;
  • 2) il est impossible de savoir ce qu’il en est pour la seconde et troisième année car on nous maintient dans la noirceur la plus complète!

Le problème ici est que l’on doit se fier uniquement sur la parole d’Ottawa.

Malheureusement, pour ce qui est de l’an 1, cette parole s’est avérée trompeuse.

Ce qui nous amène à questionner l’ensemble du processus de vérification par des tiers qui se déroule dans un secret quasi absolu!

Les taux d’interchange de Visa avant et après la première entente volontaire ont été réduits de manière inégale et peu convaincante, surtout pour les cartes privilèges. Et plutôt que de réduire la moyenne de 7% comme promis, les réductions n’auraient atteint que 5,6% après un an, un résultat que le fédéral a qualifié de satisfaisant.
Si ce n’est pas déformer la vérité, alors qu’est-ce que c’est?

En septembre 2016, le ministre des Finances Bill Morneau est en poste depuis à peine une année.

Il fait alors sa première sortie concernant le dossier des frais de carte de crédit et ce, quelque sept mois après le dépôt du projet de loi C-236 par sa collègue députée Linda Lapointe, qui a remis le dossier à l’agenda et ainsi pressé son propre gouvernement d’agir.

« Le gouvernement du Canada prend acte des résultats de la vérification indépendante qui confirment que les sociétés Visa et MasterCard ont toutes deux rempli leurs engagements respectifs de réduire les frais d’interchange des cartes de crédit,” — Ministère des Finances, communiqué du 14 septembre 2016

Voilà une affirmation claire et sans équivoque. Les engagements ont été remplis. Et quels étaient-ils exactement? Si l’on se réfère au communiqué initial du ministère des Finances émis en 2014, les voici en rappel:

“Leurs engagements respectifs visaient à réduire leurs frais d’interchange à un taux effectif annuel de 1,50% au cours de chacune des cinq prochaines années. Ces engagements volontaires sont entrés en vigueur en avril 2015.” – Fiche d’information, ministère des Finances

Autrement dit, avoir “rempli leurs engagements respectifs” ne peut signifier autre chose que d’avoir atteint la cible de taux moyens à 1,50% durant la première année.

Car l’engagement n’est pas juste de réduire les taux d’interchange, mais bien de les réduire à un plafond moyen de 1,50% pour chacune des cinq années de l’entente.

Or, ce n’est pas ce qui s’est produit.

Cette cible n’a pas été atteinte, ni par Visa qui l’a manqué de beaucoup (partant de 1,61% de moyenne), ni par MasterCard (partant de 1,74%).

Ainsi, au lieu d’avoir baissé son taux moyen de 11 points de base en 2015-2016 comme elle s’était engagée à le faire, Visa ne l’a baissé que de 8 points de base, soit un écart significatif de 27,3%!

Et le fédéral de déclarer qu’ils ont rempli leurs engagements! Mais pourquoi donc?

Les mémos secrets le confirment

Dans le mémo secret du 15 août 2016, on lit ce qui suit:

“Le rapport de Visa indique qu’elle a réduit son taux d’interchange effectif moyen à 1,52 pour cent et, d’après des entretiens avec des responsables de MasterCard, que ces derniers ont également réduit leur taux à un niveau similaire. Comme indiqué dans leurs accords respectifs, Visa et MasterCard ont toutes les deux prévu de réduire davantage leurs frais d’interchange à 1,50% pour la prochaine période de 12 mois.” — Paul Rochon, sous-ministre des Finances

Deux points de base en haut de la cible n’ont certes pas l’air beaucoup, mais c’est énorme. Ce sont des millions de dollars de frais chargés en trop aux détaillants.

À titre d’exemple, la seconde entente volontaire prévoir faire baisser les taux de 10 points de base, une économie de 250 millions$ sur cinq ans pour les PME.

Donc un rapide calcul nous indique que chaque point de réduction équivaut à 5 millions$ d’économies par année.

C’est donc potentiellement 10 millions$ de dollars de frais en trop qu’aurait facturé Visa et MasterCard aux PME durant l’an 1, si on se fie aux propres estimations du ministère.

Pourquoi une absolution aussi facile?

L’attitude d’Ottawa est troublante car elle semble prendre fait et cause pour les compagnies de carte de crédit sans jamais mentionner les écarts publiquement.

Pire encore, elle s’est abstenue de commenter, voire même d’annoncer le fait qu’elle a reçu les rapports de vérification annuelle de l’an deux (2016-17) et de l’an trois (2017-18), comme si ces données n’avaient plus aucune importance.

Questionné par DepQuébec sur l’existence et le contenu de ces deux rapports manquants, voici la réponse obtenue:

“Le ministère des Finances a reçu des confirmations de tiers indiquant que Visa et Mastercard avaient respecté leurs engagements volontaires pour chacune des trois dernières années. Visa et Mastercard ont demandé séparément que les validations annuelles de tierces parties soumises au ministre des Finances restent confidentielles. Vous pouvez contacter directement les réseaux pour obtenir de plus amples informations sur les validations par des tiers.” — Finance Canada, par courriel à DepQuébec

Hélas, tant Visa que MasterCard n’ont pas répondu à nos requêtes.

Mais le fait que Finance Canada mette ici l’an 1 sur le même pied que l’an deux et trois donne l’impression que les taux pourraient fort bien se situer à 1,52% pour chacune de ces années, voire même plus, et on ne trouverait rien à redire!

De quoi rendre perplexe.

Faites-nous confiance… les yeux fermés

Plus on s’y arrête et plus cette affaire de réduction volontaire de taux de frais d’interchange prend des airs louches.

Par exemple, dans le mémo secret du 15 août 2016, il est spécifié ceci:

“Tant Visa que MasterCard ont tous deux présenté leurs plans en vue de réductions supplémentaires pour atteindre le taux cible de 1,50% pour la prochaine période de 12 mois.” – Mémo secret du 15 août 2016

Il y a donc admission de culpabilité, c’est bien. Mais ces plans ont-ils fonctionné? Nul ne le sait.

Ensuite, ayant atteint 1,52% durant l’an 1, n’est-il pas logique d’exiger qu’ils atteignent 1,48% à l’an 2 pour compenser? Pourquoi Ottawa ne l’a-t-il pas fait?

Enfin, comment diable Visa et MasterCard auraient-elles pu baisser leur taux moyen de 10% en 2015-2016 (selon Finance) quand on sait que la plupart de leurs taux effectifs n’ont baissé que d’à peine 2,5%? (voir source ICI).

Ainsi, dans la catégorie épicerie, les taux pour une carte classique sont passés de 1,36% à 1,33% (-2,22%), pour une carte Infinite de 1,56% à 1,52% (-2,56%) et pour une carte privilège, de 2,00% à 1,95% (-2,50%). On est loin du 10%!

Aussi, par quelle sorte de méthode magique mesure-t-on l’atteinte de leurs cibles sachant que la proportion d’utilisation de carte varie d’année en année?

Et le mesure-t-on par industrie? Par province? Par secteur? Par commerce? Et selon les volumes de chacun?

Nous n’avons AUCUNE espèce d’idée du sérieux de ces savants calculs dont l’imprécision pourrait coûter des millions de dollars en frais additionnels aux détaillants.

Quelles sont les approches de recherche utilisées et pourquoi ne peut-on pas les faire valider par des spécialistes universitaires?

Comme c’est là, notre seule option est de faire confiance au gouvernement.

La crédibilité d’Ottawa mise en doute

Le manque d’agressivité d’Ottawa à rendre les compagnies de carte de crédit imputables est ainsi avéré par trois faits indéniables :

  • le fait d’avoir clairement laissé entendre qu’elles ont atteint leur cibles de 1,50% alors que ce n’était pas le cas;
  • le fait de n’avoir rien exigé de leur part pour avoir baissé leur taux à seulement 1,52% au lieu de 1,50% durant la première année;
  • le fait de n’avoir jamais fait de suivi quant à l’obtention des rapports subséquents (ceux de l’an deux et trois) ni même quant aux conclusions de ces derniers.

Ce manque de rigueur s’explique mal, sinon qu’Ottawa ne tient pas à en faire davantage dans ce dossier car il craint le pouvoir des géants du crédit.

Cela nous amène à penser que les détaillants sont une fois de plus laissés de côté parce qu’en toute chose, justement, ce sont les petits détails qui font la différence.

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