EXCLUSIF — Cellule clandestine du MSSS, la CQCT craignait d’être accusée de « lobbying illégal »

lobbying occulte santé publiqueVéritable état dans l’état, la Santé publique au Québec est le bras politique du puissant ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Fort de ressources importantes, elle vise l’adoption de lois et règlements toujours plus restrictifs et prohibitifs.
Or, 30 ans après la création des Directions de Santé publique, son influence est écrasante et les lois, plus sèvères que jamais. Pourquoi?
Dans une série percutante intitulée «Le lobby occulte de la Santé publique» et qui résulte de plusieurs mois d’enquête ainsi que 200 demandes d’accès à l’information, DepQuébec révèle les dessous des pratiques douteuses et manipulatrices de lobbying occulte du gouvernement… par le gouvernement!
Aujourd’hui, le 1er volet porte sur la création en catimini par le MSSS de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT).

La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) est probablement l’un des groupes de pression au Québec qui aura fait adopter le plus grand nombre de législations depuis 25 ans (voir la très longue liste ICI des lois et réglements dont l’organisme s’attribue la paternité).

Mais cette entité, qui se présentait jusqu’à l’année dernière comme « une initiative parrainée par l’Association de la Santé publique du Québec », n’est ni indépendante, ni même détachée en réalité du gouvernement. Elle n’est rien d’autre en fait qu’une cellule clandestine du MSSS, un groupe activiste de façade qui se rapporte au réseau public de la santé, créé, financé et contrôlé par le MSSS pour faire avancer en secret l’agenda politique prohibitionniste de l’apparatchik intellectuel de la santé publique au Québec en misant principalement sur des pratiques de lobbying occulte, ce qui expliquerait, notamment, qu’elle ait eu tant de succès d’influence.

Et nous n’aurions jamais su la vérité ni même avancé pareilles allégations sans la contribution remarquable du Dr Éric Breton et de son équipe, une sommité québécoise en santé publique aujourd’hui installé à Rennes en France et auteur d’ouvrages de référence sur la santé publique à rayonnement international et en particulier, francophone.

Longtemps enfouie dans les sédiments académiques et hors de portée du public, sa thèse de doctorat publiée en 2005 vient tout récemment de faire surface sur internet (voir ICI). Et quelle oeuvre… de cynisme politique!

En admiration devant la stratégie de lobbying occulte mise de l’avant par le gouvernement pour favoriser l’adoption de la première loi sur le tabac en 1998, le Dr Breton a convaincu la cinquantaine de protagonistes qui ont oeuvré dans les coulisses de la Coalition — activistes antitabac, fonctionnaires, décideurs politiques et autres — de partager leur expérience afin d’en faire profiter la communauté scientifique.

thèse Éric Breton tabac coalition
La thèse d’Éric Breton est intitulée « Promouvoir des mesures législatives en vue de réduire le tabagisme — Une analyse de la contribution du système de santé publique à l’adoption de la Loi sur le tabac du Québec. » Pour la lire ou la télécharger, cliquez sur l’image.

Résultat: 300 pages de confessions, de réflexions stratégiques et de calculs politiques découlant de la décision prise, par les autorités de santé publique à l’époque, de combattre le feu par le feu en reprenant à leur compte ce qu’ils estimaient être les basses manoeuvres de l’industrie du tabac.

Une thèse qui, somme toute, figurerait très bien dans la bibliothèque d’un Machiavel et dont la lecture, par moment, s’avère un véritable petit catéchisme de la manipulation politique au 21e siècle!

La caverne d’Ali Baba des révélations fracassantes

La découverte de ce document incomparable, l’été dernier, explique la présente série d’articles qui se poursuivra à un rythme ininterrompu au cours des prochaines semaines tellement abonde la quantité de révélations dont la plupart font dresser les cheveux sur la tête.

Avis aux lecteurs intéressés: attachez votre ceinture car vous irez de surprise en surprise. C’est une promesse!

Nous analyserons avec un soin particulier chacune des ramifications qui s’en dégagent — qu’elles soient éthiques, légales ou politiques — en retournant les pierres une à une. Des ramifications que nos nombreuses demandes d’accès à l’information nous ont permis de valider en puisant dans une riche source d’information dont la diversité est venue renforcer la crédibilité.

Car d’entrée de jeu, l’exercice de participer à cette étude était évidemment très risqué pour les tenants de la santé, le caractère sensible des informations contenues dans cette thèse n’échappant pas aux participants, d’où ce paragraphe très révélateur en début de document.

« Certains intervenants antitabac se sont dits inquiets que les fabricants de tabac s’approprient nos résultats afin de discréditer les interventions de la santé publique. Il aurait été en effet concevable que les fabricants ou leurs alliés fassent un scandale de la stratégie d’action publique financée par des organisations gouvernementales. Cette inquiétude était fondée. Des accusations de lobbying illégal ont déjà été formulées à l’endroit d’organisations gouvernementales de santé publique. » — Thèse Breton, page 9

« Des accusations de lobbying illégal! »… l’expression est lancée et ne vient pas de nous, mais bien de l’analyse du chercheur!

En effet, de quel droit des fonctionnaires se sont-ils permis une telle intrusion dans la sphère politique? Rien dans la loi, du moins à l’époque, n’autorisait ces derniers à créer un groupe de façade en secret pour faire du lobbying et il ne serait pas inconcevable que les révélations contenues dans cette thèse puissent justifier un recours collectif de la part d’industries lésées par une règlementation abusive découlant de lobbying illégal du gouvernement, qu’il s’agisse des détaillants, restaurateurs ou même tenanciers de bars

Chose certaine, les principaux acteurs de cette manigance étaient parfaitement conscients d’évoluer dans une zone grise sur le plan légal, éthique et politique et ont tenu, pour cette raison, à garder un secret absolu sur cette opération, une OMERTA qui perdure encore jusqu’à aujourd’hui malgré ce qu’en dit la ministre Danielle McCann et ce, presque 25 ans plus tard, alors que son ministère, le MSSS — et pas plus tard que l’été dernier — niait encore à DepQuébec avec la dernière des énergies avoir tout lien particulier avec la CQCT, qui s’avère en réalité être ni plus ni moins que sa propre créature!

Un véritable secret d’état, en somme, made in Québec et dévoilé officiellement aujourd’hui par nul autre que DepQuébec.

Un lobby d’État créé dans le plus grand secret

Il y a donc beaucoup à apprendre dans cette thèse palpitante de 300 pages, à lire avec un bon bol de popcorn. Beaucoup de choses en fait dont nous étions à peu près certains sans jamais en avoir la preuve… jusqu’à maintenant.

Dans un premier temps, ce sont des directeurs de santé publique (DSP) — des super fonctionnaires créés par la réforme de la santé de 1991 — qui ont eu l’idée de créer une coalition antitabac, en 1995.

Bien que certains, parmi les employés anciens et actuels de la Coalition se qualifient de « fondateurs », il n’en est rien. Ce sont des fonctionnaires, tapis dans l’ombre, qui ont tout manigancé dans le plus grand secret.

les vrais fondateurs de la CQCT
Les vrais fondateurs de la CQCT, ce sont eux : François Desbiens, Laurent Marcoux, Luc Boileau et surtout Richard Lessard, le plus intellectuel et militant des quatre, tous DSP en 1995. Ils constituaient le noyau fort de ce groupe de fonctionnaires tout puissants qui ont poussé l’audace jusqu’à créer un groupe de façade financé et contrôlé par le MSSS pour occuper le terrain politique et tordre tous les bras qu’il fallait dans le but de faire adopter une première vraie loi sur le tabac. Ironiquement, ce sera par l’entremise de DepQuébec qu’ils obtiendront le crédit public de cette réalisation… pour la première fois!
L’arrivée d’un sauveur
jean rochon
Jean Rochon en juin 2018.

Voici comment les choses se sont passées, plus ou moins.

Suite à la baisse des taxes sur le tabac en 1994, le moral était au plus bas chez les protagonistes antitabac. C’est alors qu’est arrivé un sauveur, le ministre de la Santé Jean Rochon.

Fort d’un doctorat de Harvard, d’un séjour de six ans à l’OMS (Copenhague et Genève) et du fait qu’il a présidé la commission portant son nom, M. Rochon est de loin la plus grande sommité en santé publique au Québec.

Il était bien déterminé, dès son entrée, à adopter une loi antitabac. Et c’est pour lui ouvrir le chemin que les DSP ont décidé « d’occuper le terrain politique »… par des voies secrètes et détournées.

« Ce sont principalement des professionnels de directions de la santé publique qui vont initier le projet d’améliorer la capacité d’influence des ORGRP (réseau de santé public). Ces professionnels seront supportés par certains directeurs de santé publique influents et convaincus de la nécessité d’intervenir sur la scène publique d’une façon plus agressive. » – Thèse Breton, p. 164

Autrement dit, fonctionnaire ou pas, c’était décidé. Plus rien n’allait les empêcher de faire de la politique, de la vraie. De la politique sale, avec des coups bas, des sorties fracassantes, des réactions tonitruantes et des accusations à l’emporte-pièce et à qui mieux mieux… et tout ça à partir des bureaux feutrés de la Grande-Allée, bien à l’abri dans leur ruche d’abeille, dans le confort de l’anonymat et la sécurité de leur permanence assortie d’une pension à prestation déterminée.

Magasiner un complice

Pour battre l’industrie du tabac à son propre jeu, les fonctionnaires veulent créer un groupe de pression qui ait l’air indépendant et détaché du gouvernement mais qu’ils vont pouvoir contrôler à leur guise en lui disant quoi dire et quoi faire, qui attaquer et quand.

Ils veulent que cet organisme recrute des adhérents, mobilise les appuis et se bâtisse une crédibilité en se posant comme porte-étendard de la cause, le tout fidèle à la théorie d’un intellectuel connu, le français Paul Sabatier. Ce sont des fonctionnaires du MSSS, donc, qui baptisent eux-mêmes cette entité du nom de « Coalition québécoise pour le contrôle du tabac ».

Mais ils ne veulent pas d’un organisme qui parte de zéro. Ils souhaitent plutôt intégrer le projet au sein d’un organisme déjà connu et établi qui va servir de caution et surtout, de paravent pour détacher l’entité du réseau public de la santé.

C’est exactement, en somme, la définition d’un groupe activiste de façade, mais cette fois qui agit en catimini sous les ordres du gouvernement et ce, dans le but de faire du lobbying… auprès du gouvernement!

La complicité de l’ASPQ
Très proche du MSSS, l’ASPQ a compté plusieurs professionnels de la santé et même fonctionnaires parmi les membres de son CA.

Trouver un organisme « parrain » n’est pas chose aisée. À l’époque, aucun des groupes antitabac n’avait la carrure requise ou encore l’appétit pour mener une telle bataille. Et même s’il ne s’agit que de « parrainer » ce groupe, la plupart craignent d’y être associés, notamment pour ne pas nuire à leur financement ou encore, pour ne pas devenir une simple marionnette du gouvernement.

Après deux refus, les fonctionnaires s’entendent finalement avec l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), qui y voit une occasion en or de se rapprocher de son principal bailleur de fonds et de jouer un rôle stratégique de premier plan auprès du gouvernement.

Il est dès lors convenu que le MSSS créera un comité de coordination avec l’ASPQ et l’équipe de la Coalition et s’assurera du contrôle des opérations en gardant la main haute sur le financement.

« Le fait que le financement de l’entité était accordé sur une base annuelle constituait, on le présume, un moyen de contrôle additionnel qui offrait la possibilité de mettre fin à cette alliance. » — Thèse Breton, p. 168

Le contrôle de l’entité, de fait, est assuré par son financement annuel qui n’est jamais garanti et toujours officiellement « non récurrent », une pratique qui a encore cours aujourd’hui, 25 ans plus tard. Autrement dit, l’équipe de la Coalition a tout intérêt à marcher dans le rang, suivre les consignes des fonctionnnaires et obéir à ses vrais patrons du MSSS à défaut de quoi, la source de son financement va se tarir. Brillant!

De sorte qu’avec la mise sur pied de la Coalition antitabac au sein de l’ASPQ, les fonctionnaires ont enfin la marionnette de leurs rêves qui leur permet d’envahir à distance l’arène politique et d’harceler autant qu’elle veut les élus par la porte arrière afin de les rallier à la nécessité d’adopter une loi sur le tabac. Et gare au simple député, au parti politique ou à tout opposant issu de la société civile qui osera lui barrer la route!

schema thèsse breton
Sur ce schéma très explicite qu’on retrouve à la page 164 de la thèse Breton, le chercheur présente la matrice de lobby occulte créée par le MSSS : d’une part, le ministère contrôle la CQCT de manière invisible en collégialité avec l’ASPQ et d’autre part, il procure le financement de l’entité après entente auprès du cabinet du ministre de l’époque. Le transfert de fonds passe du MSSS à l’ASPQ pour finalement aboutir dans les poches de la CQCT. Les autres associations antitabac agissent en collégialité et complémentarité avec la CQCT et sont pour la plupart bien au courant des stratagèmes du gouvernement. SCC = Société Canadienne du Cancer, ADNF = Association pour les Droits des Non Fumeurs.
Un modèle « croche » mais drôlement efficace

Le fait d’être caché derrière un groupe paravent, financé en cachette par le gouvernement, est un moyen peu éthique mais drôlement efficace d’accroître son influence.

Comme nous le verrons dans les articles prochains, cette pratique viole de nombreuses dispositions des codes de déontologie du lobbying issus de l’adoption subséquente de lois fédérale et provinciale sur « l’éthique et la transparence en matière de lobbying » et pourtant, cela n’a pas changé d’un iota les façons de faire de la Coalition et du MSSS depuis 25 ans, façons de faire qui perdurent encore aujourd’hui.

Le récent manuel de M. Breton ne propose pas la création d’un groupe de façade comme moyen légitime et privilégié d’influence et passe largement sous silence ce volet inavouable de l’expérience québécoise.

Mais pour ce qui est de M. Breton, son plus récent ouvrage présentant les différentes méthodes de promotion de la santé publique dans le monde francophone ne fait nullement mention de l’élaboration d’un groupe de façade en tant que moyen privilégié d’influence, malgré son expertise dans le domaine.

En fait, d’après nos recherches, le Québec serait le seul endroit au monde à avoir toléré qu’un gouvernement mette sur pied et contrôle en catimini un groupe de façade en santé publique et ce, sur une aussi longue période.

Et malgré toutes les tentatives faites de légitimer un tel modèle ou de le valoriser, il n’est pas exportable ni montrable parce que… trop croche, tout simplement. Et aussi sans doute parce qu’il comprend trop de facettes qui doivent demeurer secrètes.

Dans les prochains volets de la série, nous aborderons justement la gestion de ce secret d’État, le financement de l’entité et la connaissance que le personnel politique avait et a de toute cette affaire.

À suivre avec intérêt!

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