EXCLUSIF: Pour la première fois, un détaillant est jugé coupable sans aucune défense possible

Sommes-nous en train d’assister en direct à une dérive autocratique insidieuse dans laquelle les droits fondamentaux des détaillants se voient littéralement violés et piétinés et ce, dans la plus parfaite indifférence?

Cette question fort troublante s’impose à la lumière d’un jugement récent concernant une vente de tabac aux mineurs qui pourrait fort bien devenir la norme partout au Québec si rien n’est fait pour contrer cette tendance des plus inquiétantes.

En effet, pour la première fois au Québec, un propriétaire d’épicerie, Marco Bolduc, a été condamné en mai dernier pour avoir vendu du tabac à un mineur en dépit du fait que le tribunal ait reconnu dans le même jugement qu’il a fait preuve de diligence raisonnable pour prévenir l’infraction (voir le jugement ici)!

Ainsi, tout en concédant que M. Bolduc avait bel et bien rempli les critères de diligence raisonnable établi par la jurisprudence et, ce faisant, fait tout en son pouvoir comme employeur pour s’assurer que la loi soit respectée — ce qui devrait normalement lui valoir un acquittement — il a été trouvé coupable parce que son employée a commis une faute et que cela suffit désormais pour lui valoir une condamnation.

Déni de justice et haussement d’épaule

Dans toutes les causes du genre et ce, depuis 20 ans, un détaillant est acquitté systématiquement lorsqu’il prouve au tribunal avoir satisfait les critères de diligence raisonnable qui sont grosso modo au nombre de cinq, soit: implanter des directives claires, former les employés, offrir outils et équipements, faire des contrôles et vérifications et implanter des sanctions graduelles en cas de manquement.

Joint par DepQuébec, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a dit prendre acte de cette décision tout en ne trouvant rien à redire sur le fond.

« Il est de la responsabilité du détaillant de prendre les moyens nécessaires pour respecter la loi en vigueur », s’est laconiquement contenté de souligner Noémie Vanheuverzwijn, porte-parole du MSSS.

Autrement dit, c’est le seul et unique problème des détaillants à ne pas vendre aux mineurs et le fait qu’ils se voient dorénavant tenus responsables de manière absolue du comportement de leurs employés ne pose aucun problème d’éthique aux yeux du ministère.

Or, c’est ce même ministère qui poursuit les détaillants en série pour des infractions artificielles en effectuant 5000 inspections « pièges » mystères par année dans lesquelles des mineurs engagés par le gouvernement tentent de prendre les détaillants en défaut en se faisant passer pour des clients.

Et si cette décision va à l’encontre de plusieurs jugements antérieurs à l’effet qu’on ne peut contraindre les détaillants à la perfection (voir article ici), elle envoie certes un message confus et troublant aux détaillants quant aux mesures à prendre pour se prémunir à l’avenir d’une telle infraction, si tant est que cela soit encore possible!

« Condamnés automatique »

Pour sa part, Marco Bolduc, propriétaire du Marché Bolduc à Desbiens au Lac Saint-Jean (membre de la bannière Axep de Loblaw), n’en revient toujours pas.

« C’est très inquiétant parce qu’on n’a plus aucune défense. On est condamné automatique. Peu importe ce qu’on va faire, on est condamné automatique. Même si j’ai tout fait, tout entrepris les démarches. » – Marco Bolduc

La source de cette condamnation surprenante, qui va à l’encontre de toute logique, trouve origine dans l’article 14 de la Loi concernant la lutte contre le tabagisme.

Tandis qu’à plusieurs endroits dans la loi (ex : respect de l’interdiction de fumer), il est spécifié qu’une défense de diligence raisonnable permet à un défendeur de se disculper, l’article 14 sur la vente aux mineurs est plus sévère en ajoutant un fardeau additionnel à la diligence raisonnable.

Article 14 — « Dans une poursuite intentée (…), le défendeur n’encourt aucune peine s’il prouve qu’il a agi avec diligence raisonnable pour constater l’âge de la personne et qu’il avait un motif raisonnable de croire que celle-ci était majeure. »

Cette exigence additionnelle exclusive à l’article 14 d’avoir « un motif raisonnable » est non seulement bizarre en soi mais surtout, fondamentalement vicieuse en contraignant  le défendeur à un fardeau de preuve très lourd et complexe à présenter en cour.

Il s’applique bien entendu à l’employé à la caisse qui fait la vente fautive, et non à l’employeur. Or, la portée même de diligence raisonnable, qui vient mettre un bémol entre la responsabilité de l’employé et l’employeur, se voit tout aussi limitée à l’article 57 qui porte sur son application.

Article 57 — « Dans toute poursuite pénale relative à une infraction à la présente loi ou à ses règlements, la preuve qu’elle a été commise par un représentant, un mandataire ou un employé de quiconque suffit à établir qu’elle a été commise par ce dernier, à moins que celui-ci n’établisse, sous réserve de l’article 14, qu’il a fait preuve de diligence raisonnable en prenant toutes les précautions nécessaires pour en prévenir la perpétration. »

« Sous réserve de l’article 14 »… autrement dit, la loi limite volontairement la portée de la diligence raisonnable lorsque l’article 14 est visé, soit la vente aux mineurs. Une disposition qui a toujours été là mais qui n’a jamais retenu l’attention car jamais véritablement plaidée… jusqu’à maintenant.

Une loi « mal faite et mal interprétée »

Appelé à commenter la nouveauté de ce jugement, le MSSS n’y voit pourtant rien de particulier.

« Tel que le texte de l’article 14 le précise, la diligence raisonnable du défendeur doit porter sur le constat de l’âge de l’acheteur. De plus, le défendeur doit avoir un motif raisonnable de croire que l’acheteur est majeur. Il revient aux détaillants ou à leurs préposés de ne pas vendre de tabac aux mineurs. En cas contraire, ils devront démontrer qu’ils ont satisfait les deux critères de l’article 14. » — MSSS

Toutefois, selon plusieurs juristes consultés par DepQuébec, la présente évolution jurisprudentielle est troublante et va directement à l’encontre de principes solidement établis par des tribunaux supérieurs.

L’avocat de Marco Bolduc, Me Denis Otis, se montre des plus critiques face à la présente situation.

« La loi est mal faite, c’est mon point de vue, et elle est mal interprétée par les juges de notre secteur, à tout le moins. Pour moi, le motif raisonnable est un fardeau impossible à remplir. » — Me Denis Otis

Considéré comme étant l’un des meilleurs plaideurs de sa profession (voir ici), Me Otis a mis l’accent dans sa plaidoirie sur le danger que comporte ce type d’interprétation. Par exemple, advenant le fait qu’un employeur soit victime d’un employé mécontent ou frustré.

« Arrive un mineur et l’employé frustré lui vend des cigarettes sans vérifier son âge, par pure vengeance. Comment l’employeur peut-il alors se dégager de sa responsabilité? Ce serait impossible. Il faudrait que lui-même, alors qu’il n’est pas toujours à la caisse, ait des motifs raisonnables de croire que le client est majeur. » — Me Denis Otis

Sans être aussi incisive, une collègue avocate de la même région témoigne elle aussi de son scepticisme.

« C’est bien beau de tester la vertu des détaillants mais dans ce cas-ci, on ne la teste pas rien qu’un peu », de lancer Me Nathalie Gagnon, avocate au cabinet Gauthier Bédard de Chicoutimi, bien connu pour avoir été fondé par l’ex-ministre de la Justice sous le gouvernement de René Lévesque, Marc-André Bédard.

Ayant beaucoup d’expérience dans ce type de cause et aussi plaidé auprès des magistrats de la région, elle exprime sans détour son malaise pour cette tendance de jugement.

« Si le détaillant est reconnu pour avoir fait preuve de diligence raisonnable, cela veut dire qu’il a bien contrôlé ses opérations, qu’il a bien surveillé les employés, qu’il a bien fait son travail. On ne peut pas accepter ce pacte-là dans lequel la faute ou la négligence d’un employé devient automatiquement celle d’un employeur, quoi qu’il fasse. » — Me Nathalie Gagnon, Gauthier Bédard

À son avis toutefois, une fois la diligence raisonnable établie, il demeure possible de plaider avec succès le critère du motif raisonnable que le client soit majeur à condition de faire témoigner l’employé fautif et de convaincre le tribunal qu’il a réellement cru le client majeur, peu importe son apparence.

Cela ajoute néanmoins un fardeau de plus à l’employeur et aussi, un nouveau degré de difficulté puisque dans bien des cas, les poursuites ont lieu des années après l’infraction et souvent, sinon la plupart du temps, l’employé fautif ne fait plus partie du personnel. Cela sans compter qu’il est de loin préférable d’obtenir sa participation volontaire plutôt que de le forcer à témoigner sous sommation.

Et il y a plus. Dans le cas de M. Bolduc, l’employée en question, même solidaire de son employeur, s’est dite tout à fait incapable de subir le stress d’une audience judiciaire dans lequel elle se verra contre-interrogée par la poursuite. Par pur humanisme, M. Bolduc n’a donc pas insisté… avec le résultat que l’on sait.

Un fardeau pipé parce qu’impossible à remplir

Mais quel est ce fameux motif raisonnable qu’un employeur pourrait invoquer dans sa défense pour se disculper?

Un motif raisonnable pourrait être, par exemple, que le client avait l’air de plus de 18 ans, qu’il avait des cheveux blancs, des rides ou encore, qu’il a présenté une fausse carte.

En réalité, les défendeurs auront fort à faire puisque les poursuites originent toutes d’inspecteurs mystères d’âge mineur engagés par le MSSS, qui ont l’air manifestement jeune et qui ne présenteront jamais de fausse carte.

En plus de nager pour garder la tête hors de l’eau tout en jonglant avec une panoplie de règlements complexes, les détaillants de tabac sont présentement victimes d’une combinaison toxique faite de lois trop sévères, d’inspections à volume industriel de type « entrapment » ainsi que d’une interprétation juridique à la lettre qui vient bafouer leurs droits fondamentaux.

Les implications de ce jugement sont donc multiples et potentiellement dévastateurs pour les 8000 détaillants de tabac du Québec advenant que ce courant jurisprudentiel, jusqu’à maintenant limité à deux magistrats du Lac Saint-Jean, devait se propager à l’ensemble du Québec.

Et le crime grave qu’on reproche aux détaillants, ce n’est pas tant de vendre aux mineurs (parce qu’ils n’en ont aucunement l’intention) que de faillir à distinguer l’apparence d’âge entre un adulte et un mineur!

Rester concentré sur la diligence raisonnable

Même s’il admet être préoccupé par l’évolution des choses, le président de l’Association québécoise des dépanneurs en alimentation (AQDA) et expert dans les dossiers de tabac, Michel Gadbois, se fait rassurant en insistant sur l’importance de garder le cap sur la diligence raisonnable.

« Il reste à voir si cette école de pensée va se propager à travers le Québec car la plupart des juges, même si la loi est écrite comme elle est, vont maintenir selon moi une interprétation modérée et pleine de bon sens qui mise sur la diligence raisonnable. » — Michel Gadbois

Cela étant, M. Gadbois interprète cette tendance comme un incitatif à renforcer les mesures de diligence raisonnable : « L’AQDA offre depuis plusieurs années un service essentiel qui s’appelle Inspectabac et qui vise à permettre aux détaillants de s’autoévaluer via des acheteurs mystères. Tous les détaillants sérieux devraient s’abonner à un service du genre », de conclure le président. 

Pour M. Bolduc toutefois, le mal est fait et il avoue se sentir découragé face à autant d’adversité.

« Ça fait plusieurs années que j’ai mon commerce, j’ai 54 ans. J’ai mon garçon Maxime qui est ma relève et qui a 29 ans. Il est avec moi depuis 2010.  Il travaille comme moi, nuit et jour. Il travaille comme un fou et quand il voit des affaires de même, c’est décourageant. Il dit : mais comment je vais faire pour m’en sortir? Je l’encourage comme je peux, mais tout ça décourage la relève, et c’est rare la relève dans l’épicerie. » — Marco Bolduc

Une réalité pour laquelle, hélas, les fonctionnaires, ministres et politiciens éprouvent une indifférence absolument totale.

Et encore une fois, c’est à la classe de citoyens la plus méritante au Québec — les détaillants — que le gouvernement et le système de justice s’attaquent en leur imposant le fardeau injuste et insensé de prendre sur eux l’entièreté de la responsabilité légale des agissements de leurs employés à la caisse, quoi qu’ils fassent.

Comment voulez-vous qu’ils acceptent cela?

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