EXCLUSIF — Jean Rochon n’a jamais su, demandé ou approuvé la création d’un groupe antitabac

lobbying occulte santé publiqueVéritable état dans l’état, la Santé publique au Québec est le bras politique du puissant ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Fort de ressources importantes, elle vise l’adoption de lois et règlements toujours plus restrictifs et prohibitifs.
Or, 30 ans après la création des Directions de Santé publique, son influence est écrasante et les lois, plus sèvères que jamais. Pourquoi?
Dans une série percutante intitulée «Le lobby occulte de la Santé publique» et qui résulte de plusieurs mois d’enquête ainsi que 200 demandes d’accès à l’information, DepQuébec révèle les dessous des pratiques douteuses et manipulatrices de lobbying occulte du gouvernement… par le gouvernement!
Aujourd’hui, le 2e volet porte sur le secret entourant la création de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) par le MSSS en 1995.

Dans la grande salle de conférence du Palais des Congrès où s’entassaient il y a six ans, en ce 26 novembre 2013, des centaines de praticiens de la santé publique, ils étaient nombreux à être au courant.

S’il est difficile de dire exactement combien, c’est sûr que beaucoup le savaient car comme dira plus tard Lucie Granger, la DG de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), “ce n’est plus un secret, en tout cas pas dans le milieu dans la santé publique”.

Ils étaient donc nombreux à vouloir entendre, de la bouche du grand stratège, les fins détails de l’opération audacieuse mise de l’avant par le MSSS pour combattre l’industrie du tabac en créant de toutes pièces un groupe activiste de façade, soit la CQCT ou Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (voir ici à ce propos le premier volet de cette série), une manoeuvre qui, avec du recul, a parfaitement bien fonctionné.

Ils seront toutefois restés sur leur faim, voire même un peu perplexes et confus, car au terme de la conférence, rien n’a filtré. Et non seulement rien n’a filtré, mais tout laissait même entendre que le secret devait encore être jalousement gardé.

En réalité, tout cela n’était qu’un vaste malentendu puisque celui-là même qu’on s’attendait à voir déballer les révélations juteuses comme des saucisses n’était ni au courant du secret, ni même savait qu’il y avait un secret!

Car dans les faits, l’ex-ministre de la Santé Jean Rochon n’a jamais su, demandé ou approuvé la création par le MSSS d’un groupe façade pour mener la bataille du tabac : il a toujours pensé que la Coalition existait bien avant que le MSSS l’appuie.

conférence JASP novembre 2013 jean rochon
Dans une causerie très courue par le milieu de la santé publique en novembre 2013, le père de la première loi sur le tabac, le Dr Jean Rochon, a partagé la scène avec la responsable de la Coalition antitabac. M. Rochon en a profité pour souligner en long et en large la contribution exceptionnelle et substantielle de la Coalition en ne sachant pas, 20 ans plus tard, que c’est son ministère qui l’avait créée et mise sur pied à cette fin, à son insu et en cachette. Bien entendu, ce n’est pas sa coconférencière qui se qualifie aussi de “cofondatrice” qui a jugé utile de le lui apprendre. Cliquez sur l’image pour visionner la vidéo.
Une fonction publique hors-contrôle

Comme nous en faisions état dans le premier volet de cette série, la création ultra secrète de la CQCT a fait l’objet d’une thèse de 300 pages du professeur Éric Breton MA, Ph. D, un chercheur en santé publique de renommée internationale maintenant installé à Rennes en France.

Cette thèse du Dr Breton disponible sur internet (voir ici) explique dans le fin détail comment, fraîchement nommé comme ministre de la Santé et des Services sociaux en 1994, Jean Rochon était vu comme l’homme de la situation pour les tenants de la santé publique et comment, pour lui ouvrir le chemin, ses fonctionnaires ont créé de toutes pièces un groupe de pression soi disant indépendant et externe au gouvernement mais en réalité, dirigé et financé par ce dernier afin de pouvoir jouer à leur guise sur le terrain politique.

Mais puisqu’un financement public était nécessaire et qu’on ne voulait pas passer le chapeau aux 18 régies régionales afin de garder le sceau du secret sur l’ensemble de l’opération, la direction générale de la Santé publique (DGSP) n’aurait eu d’autre choix, selon la thèse Breton (page 167), que d’en informer le ministre en le prévenant notamment que le financement d’un organisme de pression avec de l’argent public pourrait lui être reproché publiquement.

Fort de cette information, nous avions ainsi la preuve que le ministre était au courant de cette opération clandestine et convaincus qu’il savait tout de la création par le MSSS de la Coalition.

En réalité, c’est le contraire : il n’en savait rien! Les fonctionnaires qui ont breffé M. Rochon n’ont pas jugé utile ou opportun d’expliquer au ministre le contexte sensible de cet organisme, notamment le fait fondamental qu’il n’est pas issu de la société civile mais bien conçu en laboratoire par des fonctionnaires maniganceux dans le but d’investir de manière insidieuse et subversive — et pourquoi pas aussi perverse — le terrain politique, mettant ainsi le ministre à risque de critiques bien plus grandes et bien plus dommageables que d’avoir simplement financé un groupe existant.

Jean Rochon se défend et défend la santé publique

Dans une longue entrevue exclusive et généreuse avec DepQuébec de près de 90 minutes, M. Rochon a plaidé avec ardeur et ferveur quant à la pertinence et la nécessité, pour le gouvernement, d’appuyer des groupes communautaires, de les outiller et même de les organiser jusqu’à un certain point afin d’équilibrer les forces dans un débat public pour faire contrepoids, notamment, aux “lobbies riches et puissants comme celui, par exemple, du tabac, dont la consommation est un problème majeur de santé publique, surtout chez les jeunes”, a-t-il souligné.

Il a aussi insisté sur le rôle important et sur l’autonomie nécessaire à accorder aux directeurs de santé publique (DSP) pour qu’ils puissent faire leur travail efficacement en tant que “stratèges de la santé auprès des communautés”.

Confronté toutefois aux éléments factuels de l’étude Breton, à savoir le fait que la CQCT a été créée par les DSP pour lui ouvrir le chemin et tout le secret élaboré autour de l’affaire (financement et contrôle du groupe), il a finalement admis n’en rien savoir.

“Si Breton a démontré ou dit que l’existence de la coalition était comme un groupe subversif et secret, c’est une autre planète, moi ce n’est pas comme ça du tout que j’ai vécu cela… J’avais un souci très grand que tout soit clair et transparent.” — Jean Rochon à DepQuébec

À plusieurs reprises au cours de l’entretien, il a insisté n’avoir jamais été informé ou su que la CQCT avait été créée par son ministère. De fait, c’est même DepQuébec qui le lui aura appris, 25 ans après le fait!

“Quand on m’a présenté la Coalition, elle existait. C’était M. Damphousse, M. Gauvin, Mme Rathjen, c’était le trio, ils me les ont présenté et ils m’ont présenté ce qu’ils faisaient. C’était soutenu par le ministère, mais ça existait. Moi je n’ai jamais activement dit : créez moi un groupe de pression pour faire cette bataille là.” – Jean Rochon en entrevue à DepQuébec

Cela étant, et même s’il a clairement indiqué n’avoir pris aucune forme de contribution dans cette opération, M. Rochon a soutenu la nécessité pour la santé publique de porter ses batailles non pas seule, mais en collaboration avec des groupes externes.

jean rochon conférence espum
Au terme de son “testament” livré en juin 2018 à l’École de santé publique de l’Université de Montréal suite à la réception d’un doctorat Honoris Causa, celle qui a reçu et administré tous les fonds de la Coalition antitibac et de la Coalition poids depuis 25 ans, Mme Lucie Granger, DG de l’ASPQ, a déclaré ceci : “Je voudrais aussi saluer l’audace quand vous étiez ministre – je pense que ce n’est plus un secret, en tout cas pas dans cette communauté, de reconnaître qu’il fallait qu’il y ait des groupes d’action qui s’investissent pour créer un mouvement au niveau de la Coalition tabac ou la Coalition poids.” – Cliquez sur l’image pour voir la vidéo et le commentaire est à 1:04:00.
Pourquoi n’avoir rien dit au ministre?

Au terme de l’entrevue, M. Rochon a réitéré qu’à son avis et selon son meilleur souvenir, rien à l’époque ne s’est “fait en cachette”.

Mais quoi qu’il en dise (et à sa décharge, il n’avait pas la thèse Breton devant lui), l’obsession du secret autour de la création, le financement et le contrôle de la CQCT par les DSP est très bien étayée dans l’étude comme le démontre les quelques extraits suivants qui émaillent le document de 300 pages:

  • “Obtenir le consentement des 18 conseils d’administration des RRSSS apparaît trop laborieux et susceptible d’éventer sur la place publique la stratégie d’action du Conseil des DSP”… p. 166
  • “L’entité doit être détachée du réseau de la santé publique mais tout en permettant aux DSP d’exercer un certain contrôle sur ses interventions”… p. 166
  • “Le ministre ne doit pas être accusé de financer une organisation qui attaque le gouvernement sur sa politique tabac”… p. 166
  • “On craint que l’industrie du tabac ne pointe du doigt l’implication des DSP dans la sphère politique et trouve un moyen d’en faire matière à scandale. Une telle situation risquerait de coûter cher aux DSP et à leurs dirigeants”… p. 166
  • “La demande des DSP aurait été débattue publiquement lors des conseils d’administration des RRSSS. Elle aurait du même coup été portée à l’attention des stratèges de l’industrie du tabac”… p. 167
  • “Verser de l’argent, c’était faisable (…) mais comment va réagir l’industrie? Est-ce qu’ils pourront entacher la crédibilité de M. Rochon de par le fait qu’il y a des gens qui font un travail de type influence politique avec un financement à caractère public?”… p. 167
  • “Alors que la stratégie à la base de la CQCT va garder discrète l’implication du réseau de la santé publique”.. p. 174
  • “Trois autres éléments ont amené les DSP plus hésitants à se ranger (…). Le premier tient en l’assurance reçue que nombre d’interventions ne porteraient pas la signature de la santé publique”… p. 176

Comme on le voit très bien ici, la crainte d’exposer le gouvernement à un scandale politique vient appuyer la nécessité de garder le secret autour de la CQCT à toutes les étapes du processus pour prévenir l’éclosion de ce risque. Ces dimensions de risque et de secret sont omniprésentes tout au long de l’étude Breton et ne peuvent être niées.

Et comme l’un des protagonistes cités le dit très clairement, c’est bel et bien le Dr Rochon qu’on veut protéger, mais tout en le maintenant dans l’ignorance! Pourquoi?

Un politicien trop intègre pour les DSP?

Ces préoccupations visant à garder secrets les liens entre la CQCT et le gouvernement est la définition même d’un groupe façade. Le fait que celles-ci soient relayées si clairement par le chercheur suite à des entrevues en profondeur avec les principaux protagonistes démontre qu’il s’agissait d’une priorité de premier plan. L’état d’esprit de cette démarche était visiblement tout sauf “claire, ouverte et transparente” telle que préconisée par le ministre.

Et c’est sans doute la principale raison pour laquelle il a été gardé à l’écart, soit la conviction partagée que Jean Rochon n’aurait jamais appuyé pareille initiative tout simplement parce qu’il est trop intègre.

Pour certains DSP, cette intégrité qui l’honore était possiblement synonyme de naïveté. Cela concorderait tout à fait avec la perception partagée à l’époque par les tenants de la santé à l’effet que l’industrie du tabac était trop forte et puissante pour s’y attaquer avec des moyens traditionnels.

“Chez les répondants tabac et les DSP, plusieurs sont d’avis que toute volonté de promouvoir de nouvelles mesures de réduction du tabagisme faisant appel aux leviers de l’État devra tenir compte de la capacité de l’industrie à s’y opposer.” — Thèse Breton, p. 161

On devait donc combattre le feu par le feu en faisant appel à des moyens hors-normes, risqués et “borderline” sur le plan de l’éthique. Avoir mis le ministre au courant, dans un tel contexte, aurait pu signifier l’arrêt de mort de cette initiative ou encore, des ajustements tels au niveau de la transparence que sa portée stratégique en auraient été grandement réduite.

Cela expliquerait pourquoi la CQCT est l’aboutissement, au final, d’une machine bureaucratique qui a dérapé en échappant à tout contrôle des élus, mue uniquement par des calculs politiques et une idéologie de lutte fondée sur la nécessité de faire avancer un agenda prohibitionniste par tous les moyens, y compris la manipulation politique et au mépris du processus démocratique.

Le fait maintenant avéré par M. Rochon que toute cette opération ait entièrement échappé au contrôle des élus est fort inquiétant pour la démocratie québécoise et vient clairement remettre en question les pouvoirs dévolus aux DSP en matière d’autonomie sur le plan de la prise de position politique, des pouvoirs qu’ils semblent clairement avoir abusé.

Mais le plus triste de cette affaire est qu’une personne de la trempe de M. Rochon — qui a contribué plus que quiconque à la progression de la santé publique au Québec et qui a toujours été un modèle inébranlable d’intégrité, de transparence et d’honnêteté — ait dû passer 90 minutes à se défendre, et ce à l’âge vénérable de la retraite, du fait qu’il ait été tenu à l’écart de manigances politiques de bas étage décidées dans son dos par ses propres fonctionnaires et alliés de la lutte antitabac en qui il avait la plus grande confiance.

À cet égard, malheureusement, le mal est fait.

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